La poste de Midelt, au Maroc, a gardé une allure coloniale. Un style bien français pour cette ville adossée aux pentes brutales de l'Atlas. Le frère Jean-Pierre, moine cistercien, y vient souvent, mais il y a deux mois, un colis précieux l'attendait. Le paquet, soigneusement fermé, était de la taille d'un petit livre.
Pas d'empressement toutefois pour ce contemplatif au pas lent et assuré, prieur de sa communauté. Après la poste, la petite camionnette Peugeot suivit sa tournée habituelle: le souk et son marché de légumes d'hiver. Poignées de mains multiples où, comme en famille, l'on échange les dernières nouvelles des uns et des autres. Fût-ce au milieu de la chaussée... Les frères, religieux catholiques, sont connus de tous.
Mais une fois franchi l'élégant portail du monastère Notre-Dame de l'Atlas, un autre frère Jean-Pierre, plus âgé, l'attendait. Il avait, ce jour-là, la curiosité d'un enfant. Car le paquet ne contenait pas un livre mais un film, Des hommes et des dieux. Très longtemps après sa sortie au cinéma, mais en avant-première par rapport à sa sortie en DVD, prévue le 23 février prochain... Une curiosité bien légitime pour le dernier survivant de la tragédie de Tibhirine, Jean-Pierre, le portier d'alors, 88 ans aujourd'hui. Sans radio ni télévision, il avait appris par la presse le succès du film, mais il n'avait encore rien vu de ce dernier.
Il est vrai que cette petite communauté monastique, héritière directe de Notre-Dame de l'Atlas à Tibhirine, en Algérie, établie désormais à Midelt, au Maroc, vit de la même règle cistercienne, donc retirée du monde. Il est vrai que si les frères avaient été consultés sur le principe d'un tel film - ce qui n'a pas été fait -, ils reconnaissent sans ambages qu'«ils auraient refusé», toujours dans le même souci de discrétion. Et pour ne pas ajouter à la peine ou au risque de provocation. Car ces quatre moines, sans compter frère Amédée, l'autre survivant de Tibhirine (qui s'était retiré ici et qui est décédé depuis), savent la précarité des choses, mais restent intimement marqués par ce drame.
«Le vrai message de Tibhirine passe» Et pourtant, divine surprise, le film les a enchantés ! Ils ne peuvent s'en enorgueillir, mais ils peuvent s'en réjouir. «Le détail de la réalité fut certes différent, mais le vrai message de Tibhirine passe», assure le frère Jean-Pierre, l'unique témoin vivant. «Et c'est bien ainsi», ajoute cette anti-vedette qui refuse toute mise en valeur personnelle. Même sobriété chez les autres moines. Le film et son succès ont «stimulé» leur vie de prière, tout entière consacrée à la recherche de Dieu. Ce succès, en tout cas, n'a rien changé à leur ordinaire de simplicité, de partage et de dépouillement.
Car, pour eux, l'essentiel est ailleurs. A la chapelle, notamment, où ils séjournent sept fois par jour, dès 4 heures du matin, pour prier. Même en l'absence cet hiver du jeune frère Godefroy, en études à Paris, rien ne déroge à la règle du silence, du travail et de la prière. Vivant au rythme de la Trappe, cisterciens ils sont, cisterciens ils demeurent. Loin des projecteurs, la vie érémitique est là, authentique, sans apprêt. Le succès du monde n'impressionnera jamais ces hommes de l'intériorité.
Mais il y a toutefois une forte particularité dans ce monastère improbable de l'Atlas, seule communauté contemplative de toute l'Afrique du Nord. Trois symboles l'expriment. Le premier est cette lourde pierre ronde, usée, formant l'autel. Issue d'un moulin à huile, elle a broyé des milliers d'olives. Elle représente, selon le prieur, frère Jean-Pierre, le martyre des sept frères dont la vie a été enlevée et les corps mutilés. On peut voir leur portrait dans une pièce attenante à la chapelle, appelée le «mémorial». Un mémorial sans nostalgie, car les moines refusent de cultiver le regret du passé. «Notre-Dame de l'Atlas continue ici, insiste-t-il, la vocation du monastère qui n'était plus possible à Tibhirine. La vie qui n'est plus là-bas est ici aujourd'hui.»
De fait, ce petit monastère marocain, confié il y a quelques années par des sœurs franciscaines qui l'habitaient depuis trente ans, est parfaitement entretenu. Son hôtellerie, qui accueille de Pâques à la Toussaint des groupes ou des retraitants, lui permet de vivre. Aussi sobre que coquet, il n'a rien de l'air triste et malheureusement vide de Tibhirine.
Après l'horreur, la renaissance Deuxième symbole fort, une simple icône de la Vierge. Elle est unique: pendant des décennies, les moines de Tibhirine ont prié devant elle. Elle n'est plus en Algérie, mais elle a déménagé, accrochée désormais dans la chapelle de Midelt, au Maroc. Notre-Dame de l'Atlas continue ici. Après l'horreur du sacrifice, c'est la renaissance.
Le dernier symbole, et non le moindre, est une autre icône, à gauche du chœur. Elle représente la légende des Sept dormants. Ce récit appartient à la fois à la tradition chrétienne (un pèlerinage lui est dédié dans les Côtes- d'Armor) et à la tradition musulmane (dix-huitième sourate du Coran). Sept saints endormis auraient été emmurés à Ephèse, sous le règne de l'empereur Dèce, en 250, pour être démurés, par hasard, en 418 et réveillés ! Les explications chrétiennes et musulmanes divergent, mais le vieux frère Jean-Pierre précise: «Un maître soufi nous a dit que les sept moines de Tibhirine "étaient" les sept dormants.» Des saints, donc, y compris pour ces musulmans soufis, l'une des grandes familles spirituelles de l'islam.
Et voilà peut-être la vocation particulière de ce monastère. Fondement de Tibhirine, éclatante dans le film, elle se perpétue à Midelt. «Une présence chrétienne humble», souligne le frère Jean-Pierre, dans «un océan musulman». Mais un «vivre avec» que beaucoup ne comprennent pas. L'actuel... supérieur, le frère Jean-Pierre, était même de ceux-là ! «J'étais dans le même esprit», confie-t-il. D'abord moine à l'abbaye mère de Tibhirine, Aiguebelle, puis au Cameroun, il ne voyait pas l'intérêt d'une telle présence en terre d'islam.
Assis sous un abri de bois dans un coin du monastère, il prend, deux fois par jour, au moment de la pause, le traditionnel thé à la menthe, offert et préparé par Omar, leur ouvrier musulman. «C'est en venant ici, assure-t-il, une tasse chaude à la main, en vivant concrètement avec les gens, que j'ai compris le sens de notre présence chrétienne. A la suite de Charles de Foucauld et de beaucoup d'autres, les musulmans nous édifient souvent par leur sens de la prière, leur respect de Dieu et le goût des autres. Avec eux, nous apprenons non à savoir, mais à être.»
Par Jean-Marie Guénois